La citadelle du Caire et l’architecture ayyoubide

Il faut envisager l’œuvre architecturale de Saladin dans toute sa globalité et sa complexité. En effet, il a créé un empire très étendu, où des traditions architecturales diverses se rencontraient, se côtoyaient et s’enrichissaient. La base de son empire est l’Egypte, a priori : c’est là qu’il accède au pouvoir, en 1169, d’abord comme vizir du dernier calife fatimide, avant de s’en rendre maître en son nom propre, deux ans plus tard. Il n’avait pas d’affection particulière pour l’Égypte, pays tremplin de son ascension sociale. Son retour rapide à Damas démontre que l’Egypte était surtout pour lui un pays riche et hautement stratégique qu’il lui fallait contrôler. Après la mort de Nûr al-Dîn en 1174, il s’empare du Bilâd al-Shâm (Syrie, Liban, Jordanie, Israël et Palestine, frange côtière turco-syrienne). Cet immense empire, il n’aura de cesse de le consolider ou de l’étendre encore. Trois cités y jouent un rôle capital – Le Caire, Damas et Jérusalem. Différentes constructions à caractère militaire ou religieux y sont édifiées ; elles constituent autant de manière, pour le sultan, de marquer sa puissance.

L’architecture de guerre

Sur le plan militaire, c’est en Égypte que Saladin réalise ses plus grandes œuvres architecturales, destinées à asseoir et à magnifier son pouvoir. Ses réalisations égyptiennes, et particulièrement celles du Caire, sont particulièrement parlantes. Des fouilles archéologiques intensives, depuis une dizaine d’années, permettent de mieux se représenter le caractère monumental de ses travaux.

Les murailles du Caire

Les premières réalisations de Saladin sont bien sûr de nature militaire, il faut relever les défenses de la ville, défenses obsolètes en briques crues et antérieures à la première croisade. Le vizir fait donc construire une nouvelle muraille au devant de l’enceinte de Badr al-Jamâlî datée de 1087-1092. Seules sont conservées les portes monumentales en pierre du front nord, Bâb al-Futûh et Bâb al-Nasr. La nouvelle muraille intègre toutes les nouveautés en poliorcétique de l’époque de Saladin.

Ces travaux de refortifications sont datés de 1169 à 1171. Ils sont parfaitement illustrés par la tour d’angle de Burg al-Zafar, que nous avons fouillée et étudiée de 2007 à 2009. Cet ouvrage protège l’angle nord-est de la ville fatimide. D’un diamètre de 16 m, « La tour des victoires »  ou Burg al-Zafar est composée de quatre niveaux de circulation, une plate-forme sommitale, deux galeries circulaires de décharge connectées par un palier à une galerie à l’étage intermédiaire. Cette galerie fait le tour d’une coupole centrale et dessert six niches d’archères et une petite gaine qui part vers deux niches d’archères au-dessus de la poterne sud. Enfin un escalier connecte la galerie au rez-de-chaussée, jusqu’à une salle à coupole de 8,5 m de diamètre, avec une voûte de 10 m de haut. La salle est dotée de sept niches d’archères qui donnaient directement sur le fossé encerclant la tour. Deux poternes flanquent Burg al-Zafar et permettent de descendre dans le fossé devant l’enceinte. De par son style architectural (décorations, maçonneries et espaces internes), Burg al-Zafar rappelle fortement les ouvrages fatimides de Bâb al-Nasr et Bâb al-Futûh. Nos fouilles archéologiques intra-muros ont révélé l’existence d’une tour d’angle plus ancienne que Burg al-Zafar. C’est un énorme massif carré composé de briques crues et mesurant 14,6m de coté. La tour en briques crues reconnue fait partie du tracé de l’enceinte du vizir Badr al-Jamâlî (1087-1092) reconnue sur les sites de Bâb al-Jadîd (2007), Bâb al-Tawfîq (2004-2005) et Darassa (2001-2007).

Tous ces éléments permettent de dater la tour de Burg al-Zafar de l’époque de Saladin lorsqu’il était vizir du dernier calife fatimide. Les premiers ouvrages de Saladin sont donc marqués par une forte influence fatimide, peut être en raison de la main d’œuvre locale, peut être en raison de la volonté de Saladin et de ses proches de s’inscrire dans une tradition antérieure. D’autres ouvrages sont attribuables à ce programme de construction, comme la tour d’angle sud-est de Burg al-Mahrûq, la porte orientale de Bab al-Barqiyya et une portion de l’enceinte au nord-ouest, entre le canal al-Masri et la porte des conquêtes, Bâb al-Futûh.

Devenu sultan d’Egypte et de Syrie, Saladin poursuit et améliore son programme architectural. Il délègue la direction des travaux à son émir Qarâqush et poursuit le tracé de l’enceinte au nord-ouest au delà du canal al-Masrî, qui bordait le flanc occidental du Caire fatimide, et s’arrête à la tour d’al-Maqs sur les berges du Nil. A l’Est, il améliore et continue ses murailles en direction de la citadelle.

Les travaux de la citadelle débutent en même temps que les défenses de la ville entre 1174 et 1177, c’est le véritable chef d’œuvre de Saladin. L’ambition de Saladin est démesurée car sa muraille atteint 14 kilomètres de long et réunit les deux villes, al-Qâhira, la cité des princes fatimides et Misr-Fûstat, la ville ancienne et cœur économique.

Saladin est vraiment le précurseur du grand Caire que nous connaissons actuellement ; ses successeurs poursuivirent ses travaux. De 1183 à 1201, la muraille rejoint le pied de la citadelle, le front oriental de la ville est complètement fermé. Des travaux débutent au sud de la citadelle autour de Bab al-Qarafa. Enfin, les travaux de fortification se terminent à Misr-Fûstat en 1202-1208. Il aura donc fallu plus de trente ans pour enfermer la ville dans une enceinte semi-circulaire qui allait de la rive nord-ouest du Nil, à Burg al-Maqs, jusqu’à la rive sud-ouest du Nil, à Bab al-Qantara.

Les châteaux du Sinaï

En Egypte, Les autres constructions militaires directement imputées à Saladin se trouvent dans le désert du Sinaï. La route entre le Caire et Damas n’était pas sûre, il fallait traverser l’étendue désertique et montagneuse de la péninsule sinaïtique avec le risque de rencontrer des soldats francs ou des pillards bédouins. Saladin fit donc ériger deux châteaux protégeant une route est-ouest.

Le premier château, à l’est, fut construit sur une île dans le golfe d’Aqaba. Le site était auparavant occupé par les Croisés qui l’appelaient l’île de Graye, les Arabes lui préfèrent aujourd’hui al-Qurayya ou Jazîrat al-Fara’ûn (Île des Pharaons). L’autre fortification fut bâtie sur un promontoire rocheux au débouché de la route sur le golfe de Suez. Appelée de nos jours Qal’at al-Gindî, le site était connu sous le nom de château de Sadr. Les deux châteaux comprenaient de nombreuses citernes et des mosquées, ils furent construits entre 1177 et 1187. Le gouverneur de chaque fort résidait dans un petit palais doté d’un hammam.

Refortifications en Syrie

Bien sûr, Saladin a fait refortifier de nombreuses places-fortes et villes comme la citadelle de Damas, Qal’at Sahyûn, ou les murailles de Jérusalem entre 1187 et 1191. Ces édifices, qui sont antérieurs à Saladin, ont largement été remaniés aux périodes suivantes. Il convient simplement de retenir que Saladin a verrouillé de façon méthodique son royaume à l’aide de forteresses. L’étau ainsi formé pouvait se refermer sur les principautés franques alors en pleine déliquescence.

Une architecture de piété

L’islam sunnite honoré

Les constructions guerrières font parfois oublier les autres domaines dans lesquels Saladin marqua son temps, et en particulier le domaine religieux. Saladin est héritier de son prédécesseur en Syrie, Nûr al-dîn, qui avait mis la piété en exergue. Il joue certes un rôle d’impulsion déterminant, mais d’autres que lui, ses proches, les puissants, participent aussi de façon décisive à la glorification de l’islam sunnite. Toutes les constructions dont il va être question n’ont pas été ordonnées par Saladin, mais elles sont contemporaines de son règne, pendant lequel différents types de bâtiments à caractère religieux se généralisent, dans l’ensemble du monde arabo-musulman. C’est le cas de la madrasa, institution spécialisée dans l’enseignement du droit musulman et généralement composée d’une cour centrale entourée d’iwans (niches monumentales) ; du bîmâristân, hôpital public, sorte d’hospice ; de la khanqah, lieu généralement réservé aux mystiques et aux soufis.

En Egypte

Au Caire, où les Fatimides, chiites, avaient érigé des constructions magnifiques dont certaines sont encore visibles (ainsi la mosquée d’al-Aqmâr, 1125), Saladin fait bâtir des monuments à la gloire du sunnisme, qu’en 1171 il fait rétablir comme religion officielle en faisant prononcer la khutba (prône prononcé lors de la prière du vendredi) au nom du calife abbasside dans la grande mosquée d’al-Azhar. Saladin appartient au madhhab (école juridique) shafiite, qui est la branche la plus répandue du sunnisme. Il décide d’honorer le fondateur de cette école, l’imam al-Shâfi’î (mort et enterré au Caire en 820) en lui faisant ériger un grand mausolée et une madrasa en 1176-78. Hélas l’édifice visible actuellement a été largement repris par le neveu de Saladin, al-Kâmil (règne de 1218 à 1238) ; seul le cénotaphe en bois à l’intérieur du mausolée date de l’époque de Saladin.

D’autres madrasas sont érigées au Caire ; c’est ainsi qu’en 1177, la madrasa  malékite de Qumhiyya, près de la mosquée de ‘Amr, est fondée. Le sultan convertit également l’ancienne résidence du vizir fatimide al-Ma’mûn al-Batâ’ihî (1121-1125) en madrasa pour les Hanafites. Les autres écoles sunnites ne sont ainsi pas négligées. Les membres de sa famille et les émirs suivent son exemple et commencent eux aussi à faire bâtir des édifices religieux, madrasas et khanqahs.

Bilâd al-Shâm

Dans le Bilâd al-Shâm également, l’activité de construction ne faiblit pas. À Damas, plusieurs monuments religieux sont construits : des lieux de prières comme la Zâwiya Gazzâlîya en 1176 ; des madrasas dont celle de Hâtûnîya en 1177 ; enfin on peut citer le mausolée ou Turba Hâtûnîya datée de1181.

Mais c’est à Jérusalem que s’exprime le mieux la piété et la dévotion religieuse de Saladin. L’entrée de Saladin dans la ville sainte sera marquée par des travaux hautement symboliques dans la mosquée d’al-Aqsâ. Le mihrab de la mosquée, détruit par les Croisés, est reconstruit au nom de Saladin en 1187. Ce mihrab est orné de mosaïques et de verres colorés sur le modèle de la grande mosquée omeyyade de Damas. Le prince fait aussi restaurer le Dôme du rocher. Il s’agit de sanctifier et restaurer le sanctuaire du Haram. Ces travaux sont censés redonner de la dignité à Jérusalem, troisième ville sainte de l’Islam, meurtrie après une longue occupation croisée. Comme ce qui se passera à Constantinople quelques siècles plus tard, des édifices chrétiens sont convertis, c’est le cas de l’église Sainte-Anne transformée en madrasa dite Salâhiyya (1187-92). À la même époque (en 1187-1189), la Khânqâh al-Salâhiyya est construite.

La « transition ayyoubide »

Saladin a fondé une dynastie, la dynastie ayyoubide, qui malgré sa courte existence (de 1171 à 1250) a joué un rôle majeur dans l’évolution de l’architecture du Proche-Orient musulman. L’architecture ayyoubide est tout à la fois héritière des traditions architecturales qui l’ont précédée et, au moins pour les derniers monuments qu’elle érigea, préfiguration de ce qu’allait être l’architecture mamelouke des XIIIe-XVe siècles. Il s’agit donc d’une architecture de transition, mais pas seulement : elle possède des caractéristiques propres, qui permettent de la définir en tant qu’entité.

Les Ayyubides posent au Caire les bases d’une architecture en pierre, ce qui n’était pas le cas auparavant sous les Tulunides et les Fatimides, où l’architecture en briques crues et cuites était prédominante. Si l’on regarde les mosquées d’Ibn Tulun (entre 876 et 879) ou d’al-Hakim (990 à 1013), il est manifeste que ces monuments massifs sont empreints d’une tradition artistique typiquement mésopotamienne. D’un seul coup, Saladin fait basculer l’Égypte sur des traditions différentes ; c’est la fin de ce que l’on pourrait qualifier de haut moyen age tardif aux racines culturelles abbassides.

D’autres héritages peuvent être mis en avant : les Ayyubides héritent aussi des traditions architecturales antérieures issues de la Syrie du nord et de la Cilicie arménienne ; l’influence des Croisés se fait particulièrement sentir dans les systèmes de défense ; les ornementations et les motifs décoratifs des bâtiments publics et privés sont très empreints d’une influence turque seljukide d’une part, fatimide égyptienne d’autre part – il faut toujours se souvenir que les premières œuvres de Saladin, datées de 1169-1171, ne diffèrent pas de celles des Fatimides.

Concernant les édifices religieux, en Égypte, les Ayyoubides n’ont pas, comme les Mamelouks puis les Ottomans, multiplié les mosquées de quartier. Deux types de bâtiments vont s’épanouir à leur époque – les madrasas et les khanqas. Ces édifices religieux sont biens différents des mosquées car ils devaient accueillir et loger des étudiants et des mystiques. C’est pourquoi cette architecture religieuse est souvent accompagnée d’éléments normalement dédiés à l’architecture domestique comme des chambres, des cuisines, des bains et des écuries.

Les mausolées ayyubides perpétuent la tradition des édifices funéraires fatimides tels que l’on peut encore les apercevoir à Assouan.  Néanmoins, ils vont prendre de la hauteur avec de somptueuses coupoles et s’accompagner d’une  monumentalisation de l’espace. Ces bâtiments témoignent d’une nouvelle élite naissante, une aristocratie militaire.

Enfin, l’ornementation des façades perpétue une tradition fatimide, initiée avec la mosquée al-Salîh Talâ’i Ibn Ruzzayk (1160) dotée de panneaux renfoncés aux voûtes cannelées en forme de coquillages. Les minarets à muqarnas (petites niches alvéolées en forme de ruche d’abeilles) sont surmontés de pignon flutté. Les décors géométriques sont progressivement abandonnés au profit des arabesques. Enfin, l’écriture monumentale kufique, aux lettres angulaires, côtoie le naskhî, une écriture cursive plus arrondie.

On le voit, Saladin a été un sultan bâtisseur. Ce sultan batailleur a modifié l’architecture de son temps, tout en restant l’héritier d’un riche passé architectural.

Référence(s) du texte en ligne :

Stéphane Pradines, Saladin, le bâtisseur.  in Histoire Antique & Médiévale hors-série n° 25, 2010, p. 50-57.

Stéphane Pradines, Les murailles du Caire : des califes fatimides aux sultans mamelouks, Archéologia, n°418, Faton, Dijon, 2005, p. 60-73.